Il était une fois une charmante petite vieille dame qui allait souffler ses quatre-vingt-dix bougies. Sauf qu’elle avait un peu du mal à imaginer réussir à réunir le souffle nécessaire à cette lourde tâche, étant donné l’état de son cœur fatigué. Et fatigué, c’est gentil comme terme. Un vieux cœur, « on a l’âge de ses artères », et on va pas faire de digressions sur ce qui fatigue un cœur, de la cardiopathie ischémique et hypertensive à la vie en général et aux soucis en particulier surtout quand on a eu plein d’enfants et « petits enfants petits soucis, grands enfants grands soucis » (la dernière phrase n’est pas de notre protagoniste mais de ma mère).
Du coup cœur fatigué, physiologiquement parlant, ça veut dire pompe un peu voire beaucoup rouillée comme celle du jardin de mon enfance (j’ai besoin de digresser aujourd’hui), et hop l’eau n’est plus bien pompée et hop elle va partout dans les jambes, on se remplit, et hop dans les poumons aussi et on arrive plus à souffler ses bougies.
La vie étant ce qu’elle est, et le lieu où je travaille celui qu’il est, ma petite dame se retrouve aux soins continus histoire qu’on lui donne des médicaments pour l’aider à pomper (enfin… on se comprend).
Avant de poursuivre, il faut bien se rendre compte, et alors là je m’en suis bien rendu compte mais plutôt ambiance tarte dans la gueule que douce révélation, que la médecine est tout sauf une science exacte et sa pratique fort dépendante du praticien, justement.
Pour la faire courte, il avait été décidé avec Chef n°1 que les médicaments seraient une sorte de solution de la dernière chance, et qu’après ça on s’acheminerait vers ce qu’en médecine on appelle de manière édulcorée un retrait thérapeutique, ce qui veut dire qu’on ne traite plus la cause mais le symptôme pur et que l’on se concentre sur des soins de confort. On aime bien les termes édulcorés en médecine. Ceci avait été discuté avec la patiente ainsi que sa famille, et accepté, même que j’avais utilisé le terme de soins palliatifs et qu’ils n’avaient pas trop frémi. Alors que ce dernier, il est pas trop édulcoré comme terme.
Il faut aussi se rendre compte que les frontières en médecine sont ténues. Reprenons l’histoire de l’eau problématique dans les poumons de notre charmante dame. Il y en a plein et c’est bien embêtant. Pour la soulager, on a plusieurs options. Soit on aide son cœur avec des médicaments qui le rendent plus fort, comme on l’a fait en première intention, soit on vide l’eau avec des médicaments qui la font tout éliminer (oui, en faisant pipi), soit on la soulage juste avec des médicaments qui calment la sensation d’étouffer, comme de la morphine. C’est pas si simple de choisir mais si on décide de ne plus rien faire pour guérir on peut choisir la troisième option, ce qui a été fait.
Donc on la soulage un moment, on décide qu’on arrête avec les médicaments qui renforcent parce qu’on peut pas faire ça pendant des semaines, et on remet notre petite patiente dans un lit à l’étage pour qu’elle soit juste confortable.
Sauf que bim, à l’étage, il y a Chef n°2 qui revoit le cas et qui dit que c’est pas possible de laisser les choses comme ça parce qu’elle respire pas bien et qu’elle est pas confortable (mais on ne lui a pas donné de médicaments-qui-calment-l’étouffement dans l’intervalle), et qu’il faut l’aider VRAIMENT, en lui mettant un PACEMAKER, pour aider son cœur au maximum. Ah ben ça c’est une nouvelle solution (miracle !) à laquelle on avait pas songé.
Donc la petite patiente revient aux soins continus pour qu’on lui pose son pacemaker, après qu’on ait reparlé à la famille pour dire qu’en fait, non, on allait pas faire des soins de confort mais plutôt une opération pour aider son cœur de quatre-vingt-neuf ans tout abimé. Après toutes les discussions faites avant sur l’acceptation de la fin de vie et de l’âge des artères.
Autant dire qu’on a pas assuré sur ce coup-là.
Je ne sais pas et je ne suis pas certaine d’un jour savoir si je suis trop peu invasive, si je décide de renoncer à la bataille contre la mort trop rapidement, mais pour moi poser un pacemaker à une charmante petite dame de quatre-vingt-neuf ans qui a déjà su dire un jour « je me rends bien compte que j’arrive un peu au bout de ma vie », je trouve ça indécent.
oui bon c’était facile mais c’est quand même ce à quoi ça me fait penser
D’aucuns me rétorqueront que oui-mais-si-c’était-ta-grand-mère-tu-voudrais-aussi-qu’on-fasse-tout-pour-elle. Ben non. Désolée. Ma grand-mère, je préfère qu’elle voit venir, et qu’un jour elle soit capable de dire aussi qu’elle se sent un peu au bout de sa vie, par ce que la vie a deux bouts et qu’il faudrait apprendre à l’accepter plutôt que de nous transformer en Bioman à l’extrême. Et que mon rôle de médecin, ça sera aussi ça, apprendre à faire accepter. Après… après la question de savoir à quel point j’ai le droit de faire ça, à quel point j’ai le droit d’imposer mon point de vue sur la vie à des patients ayant la leur entre mes mains, c’est une autre paire de manches. Et je crois bien que je n’aurai pas trop de toute ma vie de médecin pour tenter d’y répondre.