Sur le fil.

“À trop tendre les bras je ne trouve pas l’équilibre.”
Oxmo Puccino.

Au final, c’est moi qui ai fini par aller voir mon médecin.
Après s’être occupé de tant de corps, d’avoir autant été de l’autre côté du bureau, sous la blouse blanche, c’est dur de lâcher prise, de savoir ouvrir les vannes, de l’écouter ton corps à toi et de laisser l’autre, celui qui est à ta place habituelle, en prendre soin.

Moi j’ai un tic, à la fin des consultations – d’ailleurs les infirmières se foutent bien de ma gueule, moitié troublées moitié charmées mais en même temps trouvant ça limite niais – j’ai un tic donc, c’est de ponctuer la consultation d’un “prenez soin de vous”, en serrant la main de mes patients.

J’ai pas pris soin de moi. Je me suis pas assez protégée.

J’ai été super forte pendant une période m’ayant semblée aussi longue qu’un millénaire (au moins), et puis d’un coup d’un seul, au détour d’une flèche dans le coeur, la machine entière a lâché comme un mécanisme trop complexe, d’un équilibre trop fragile qui pécloterait au grain de sable de trop. Pif paf pouf, rouleau compresseur en avant, et juste pour le kif un petit coup de marche arrière – celui qui t’achève propre en ordre. Survécu aux nuits de garde qui t’arrachent la tête, aux gastros/aux bronchites/à la fièvre à 38.6, mais pas à la petite flèche dans le coeur, tir d’élite balle au centre et puis champions du monde. C’est con hein.

En même temps, lâcher prise – même si c’est pas vraiment toi qui lâche, mais un peu cette chienne de vie qui te chope accrochée comme une crevarde au bord du précipice, qui te prend délicatement les mains et hop, te jette négligemment en bas, et débrouille-toi ma grande pour remonter – c’est une bonne petite leçon de derrière les fagots.

Parce que si on y pense, quand tu remontes, t’es forte comme trois mammouths, l’esprit affuté par cette conscience plus aigue de tes zones de fragilité ; comme une version haute définition de ta cartographie émotionnelle. Et peut être qu’avec un peu de chance, tu pourras continuer la tête haute, et toujours un peu mieux en équilibre mais sans équilibrisme foireux.
Y’a qu’à espérer.

Juste.

C’est toujours la même sensation.

Il a fait chaud, il se met à pleuvoir et d’un coup d’un seul tous les souvenirs reviennent.

Celui exact de la première goutte un peu froide sur la joue, de la chaleur qui remonte de la terre – soudainement délivrée d’une journée à s’être fait emmagasiner par le bitume.

L’image des parents enlacés sur le seuil de la maison, qui me regardent déjà-grande-mais-pas-encore-tout-à-fait tourbillonner sous la pluie de juillet. C’est celle qui fait le plus mal, aussi, parce l’image est obsolète, parce que même – et surtout – les couples idéaux se séparent.

Doux-amer, les souvenirs…

Et puis l’odeur est là. L’odeur, quoi. L’odeur qui monte comme la chaleur, qui n’existe que par l’alchimie magique du chaud + bitume + pluie. Tellement terrienne cette putain d’odeur. On en mangerait. Un peu douceâtre, aussi, tout se tient au final.

Et puis, et puis, il y a toujours cette joie pure qui pousse à foncer faire des entrechats sous la pluie – pur mystère quant à l’origine de cette extase, d’ailleurs. Ça doit allumer des zones primales dans mes recoins cérébraux. Peut-être qu’au tout dernier instant, au bout du tunnel-tout-blanc, l’énigme se révèlera. J’adore le concept : comme si l’essence même des questions existentielles pouvait être contenue dans le pourquoi du comment d’une danse sous la pluie.

Danser sous la première pluie d’été, c’est comme retrouver une très vieille amie et son éternel parfum, et se perdre un peu dans ses bras. Le réconfort d’un truc parfait et connu, mais aussi la délivrance furieuse de cet embrasement de vie.

Danser sous la pluie, c’est une caution à ma folie douce, c’est un laisser-passer à la fureur de vivre d’habitude contenue, c’est un printemps émotionnel. Ça me donne envie de hurler et de pleurer de rire et de courir et de jouir à m’en exploser les neurones, pour sentir intimement mon cœur palpiter à fond dans la poitrine, pour me sentir exister.

Il y a peu, j’ai revu cette patiente à qui des gens ont sauvé la vie en la massant 60 minutes après un arrêt cardio-respiratoire. Parce qu’elle avait mon âge, et je sais pas, parce qu’elle allait se marier dans peu de temps, qu’elle ressemblait à un petit oiseau au fond de son lit, et qu’elle était juste normale et vivante aussi, elle m’a marquée – au fer chaud. Je me suis demandé comment on ressentait une palpitation de son propre cœur lorsqu’on sait qu’il s’est arrêté de battre de manière autonome pendant si longtemps. Si on y mettait un sens différent ou pas parce qu’au fond, à raison de 60 battements par minutes, on doit s’habituer à nouveau. Face à elle, alors que j’étais censée faire cliniquement mon job, c’est la seule question qui pulsait dans ma tête, en rythme avec les battements de mon propre cœur.

Depuis parfois j’aurai presque envie de m’ouvrir la cage thoracique pour libérer toute cette urgence de vie qui gronde là-dedans, et qui étouffe de ne pas sortir assez souvent. C’est con hein.

Je sais pas quelle convention créée par les États Généraux de moi-même l’a stipulé, mais il faut toujours finir une note positivement, sinon c’est la guerre dans mon cerveau. Alors malgré le douceâtre, le doux-amer, le manque d’air et la merde infinie parfois, on va juste retourner danser un peu sous la pluie, et ça sera juste bien et puis c’est tout. Parce que putain faut vivre les gars. Faut se réveiller et danser sous la première pluie d’été, même en avril. Faut vivre, juste.

De la légitimité à décider de la vie d’autrui.

Il était une fois une charmante petite vieille dame qui allait souffler ses quatre-vingt-dix bougies. Sauf qu’elle avait un peu du mal à imaginer réussir à réunir le souffle nécessaire à cette lourde tâche, étant donné l’état de son cœur fatigué. Et fatigué, c’est gentil comme terme. Un vieux cœur, « on a l’âge de ses artères », et on va pas faire de digressions sur ce qui fatigue un cœur, de la cardiopathie ischémique et hypertensive à la vie en général et aux soucis en particulier surtout quand on a eu plein d’enfants et «  petits enfants petits soucis, grands enfants grands soucis » (la dernière phrase n’est pas de notre protagoniste mais de ma mère).

Du coup cœur fatigué, physiologiquement parlant, ça veut dire pompe un peu voire beaucoup rouillée comme celle du jardin de mon enfance (j’ai besoin de digresser aujourd’hui), et hop l’eau n’est plus bien pompée et hop elle va partout dans les jambes, on se remplit, et hop dans les poumons aussi et on arrive plus à souffler ses bougies.

La vie étant ce qu’elle est, et le lieu où je travaille celui qu’il est, ma petite dame se retrouve aux soins continus histoire qu’on lui donne des médicaments pour l’aider à pomper (enfin… on se comprend).

Avant de poursuivre, il faut bien se rendre compte, et alors là je m’en suis bien rendu compte mais plutôt ambiance tarte dans la gueule que douce révélation, que la médecine est tout sauf une science exacte et sa pratique fort dépendante du praticien, justement.

Pour la faire courte, il avait été décidé avec Chef n°1 que les médicaments seraient une sorte de solution de la dernière chance, et qu’après ça on s’acheminerait vers ce qu’en médecine on appelle de manière édulcorée un retrait thérapeutique, ce qui veut dire qu’on ne traite plus la cause mais le symptôme pur et que l’on se concentre sur des soins de confort. On aime bien les termes édulcorés en médecine. Ceci avait été discuté avec la patiente ainsi que sa famille, et accepté, même que j’avais utilisé le terme de soins palliatifs et qu’ils n’avaient pas trop frémi. Alors que ce dernier, il est pas trop édulcoré comme terme.

Il faut aussi se rendre compte que les frontières en médecine sont ténues. Reprenons l’histoire de l’eau problématique dans les poumons de notre charmante dame. Il y en a plein et c’est bien embêtant. Pour la soulager, on a plusieurs options. Soit on aide son cœur avec des médicaments qui le rendent plus fort, comme on l’a fait en première intention, soit on vide l’eau avec des médicaments qui la font tout éliminer (oui, en faisant pipi), soit on la soulage juste avec des médicaments qui calment la sensation d’étouffer, comme de la morphine. C’est pas si simple de choisir mais si on décide de ne plus rien faire pour guérir on peut choisir la troisième option, ce qui a été fait.

Donc on la soulage un moment, on décide qu’on arrête avec les médicaments qui renforcent parce qu’on peut pas faire ça pendant des semaines, et on remet notre petite patiente dans un lit à l’étage pour qu’elle soit juste confortable.

Sauf que bim, à l’étage, il y a Chef n°2 qui revoit le cas et qui dit que c’est pas possible de laisser les choses comme ça parce qu’elle respire pas bien et qu’elle est pas confortable (mais on ne lui a pas donné de médicaments-qui-calment-l’étouffement dans l’intervalle), et qu’il faut l’aider VRAIMENT, en lui mettant un PACEMAKER, pour aider son cœur au maximum. Ah ben ça c’est une nouvelle solution (miracle !) à laquelle on avait pas songé.

Donc la petite patiente revient aux soins continus pour qu’on lui pose son pacemaker, après qu’on ait reparlé à la famille pour dire qu’en fait, non, on allait pas faire des soins de confort mais plutôt une opération pour aider son cœur de quatre-vingt-neuf ans tout abimé. Après toutes les discussions faites avant sur l’acceptation de la fin de vie et de l’âge des artères.

Autant dire qu’on a pas assuré sur ce coup-là.

Je ne sais pas et je ne suis pas certaine d’un jour savoir si je suis trop peu invasive, si je décide de renoncer à la bataille contre la mort trop rapidement, mais pour moi poser un pacemaker à une charmante petite dame de quatre-vingt-neuf ans qui a déjà su dire un jour «  je me rends bien compte que j’arrive un peu au bout de ma vie », je trouve ça indécent.

oui bon c’était facile mais c’est quand même ce à quoi ça me fait penser

D’aucuns me rétorqueront que oui-mais-si-c’était-ta-grand-mère-tu-voudrais-aussi-qu’on-fasse-tout-pour-elle. Ben non. Désolée. Ma grand-mère, je préfère qu’elle voit venir, et qu’un jour elle soit capable de dire aussi qu’elle se sent un peu au bout de sa vie, par ce que la vie a deux bouts et qu’il faudrait apprendre à l’accepter plutôt que de nous transformer en Bioman à l’extrême. Et que mon rôle de médecin, ça sera aussi ça, apprendre à faire accepter. Après… après la question de savoir à quel point j’ai le droit de faire ça, à quel point j’ai le droit d’imposer mon point de vue sur la vie à des patients ayant la leur entre mes mains, c’est une autre paire de manches. Et je crois bien que je n’aurai pas trop de toute ma vie de médecin pour tenter d’y répondre.

Un peu de légèreté.

Cette semaine:

” – Le médecin traitant de mon père lui a suggéré de pratiquer le didgeridoo* 20 minutes par jour pour soigner son apnée du sommeil.

   – Non?! Et ?

   – Mon père a acheté un didgeridoo… “

 m’explique un collègue de travail. Mortifié.

 

 

* pour rappel, c’est cet instrument ancestral aborigène australien, fort apprécié des rastas, et qui fait un énorme bruit de trompe d’éléphant un peu enrhumée.